À quels enjeux autant la puissance publique que la société civile sont-elles, selon nous, désormais confrontées ?

1 – Après les grandes mutations industrielles des siècles passés, nous vivons depuis une quarantaine d’années une révolution productive et sociale. Celle-ci bouleverse à nouveau, aussi bien sur les plans individuel que collectif, nos anciennes représentations du monde et de notre rapport à soi et aux autres. Nos référents symboliques et identitaires, hérités de notre passé familial, social, culturel ou territorial, s’en trouvent profondément modifiés. Du plus local au plus global, cette mutation implique l’ensemble de l’espèce humaine, y compris dans son rapport à l’écosystème planétaire. Elle reconfigure nos territoires et nos anciens liens de proximité, dans un sens de plus grande mobilité et porosité.

2 – Cette révolution en cours a généré jusqu’à présent un mode de développement économique et territorial pour le moins non spontanément inclusif et solidaire. Sous couvert de créativité et d’innovation, une financiarisation compétitive renforce en effet toujours plus des asymétries de notoriété, d’accès aux ressources et finalement des inégalités inédites de situation entre les personnes. La nécessité d’inventer de nouvelles régulations et un nouveau compromis social d’ensemble s’en fait chaque jour plus pressante.

3 – Loin d’être exclues de ce bouleversement général ou d’en constituer par elles-mêmes une alternative partielle ou générale, les pratiques artistiques et culturelles en sont d’abord foncièrement partie prenante. En tant que démarches d’expérimentation langagière et symbolique, elles renvoient à des dynamiques toujours pour partie en tension entre, d’une part, individualisation et différenciation de chacun et, d’autre part, mise en cohésion collective et mimétisme social. Le contexte contemporain renforce encore plus ce double mouvement d’hétérogénéisation et d’uniformisation culturelles de nos sociétés.

4 – Dans leur part la plus émancipatrice, les pratiques artistiques visent, quant à elles, à de nouvelles façons de s’exprimer, de percevoir et de ressentir l’humain, dans son rapport à lui-même – semblable ou dissemblable – et dans sa relation au monde au sein duquel il vit. Par là, elles sont bien au cœur de dynamiques d’ouverture, de porosité, de transformation, sur les plans aussi bien personnels que collectifs. Mais elles sont également des supports de structuration et de configuration de la personnalité et de l’identité culturelle de chacun, toujours construites dans un double jeu sans cesse repris de proximité-ressemblance et d’écart-différenciation avec celles des autres. L’importance d’une conception dialectique et processuelle de l’identité culturelle et d’une approche pragmatique associée pour l’art et la culture s’en fait d’autant plus sentir.

5 – Les pratiques artistiques et culturelles sont donc à comprendre comme pouvant aujourd’hui conduire autant à l’enrichissement d’identités culturelles plurielles, mobiles et en interaction les unes avec les autres, qu’à des phénomènes d’entre-soi culturel, d’endogamie et d’indifférence à l’autre, de fragmentation et d’inégalité sociales, de violences renforcées. Dans ces conditions, la nécessité devient toujours plus urgente de travailler à une laïcité culturelle non réduite à la seule question des pratiques religieuses. Encore largement à inventer, elle devrait être soucieuse du respect des expressions culturelles individuelles et collectives, tout en affirmant un cadre englobant permettant une plus grande ouverture et hybridation réciproques de ces diverses expressions. Au-delà de valeurs communes partagées, ce cadre doit pouvoir être articulé à des modalités concrètes de réduction des inégalités de reconnaissance et de ressources, dont on voit le développement actuel au sein même ou entre les différentes communautés culturelles.

6 – Dans cet esprit, la revendication actuelle d’une meilleure prise en compte et d’un renforcement tant des droits culturels que de la participation à la vie culturelle de chacun – individu ou collectivité – serait à compléter par l’impératif d’une responsabilité relative de chacun vis-à-vis d’un devoir de coopération renforcée et de réciprocité. Celui-ci serait à décliner non seulement au sein des diverses communautés culturelles auxquelles chacun participe, mais aussi selon un principe d’ouverture et d’hospitalité à d’autres références et communautés culturelles que celles sur lesquelles s’organise centralement notre identité particulière. Autant d’éléments fondamentaux pour construire une citoyenneté, dont nous avons tant besoin et elle aussi encore largement à inventer.

7 – Les pratiques à visée explicitement artistique participent des questions précédentes. Comme démarches privilégiant l’expérimentation sensible et créative, elles portent néanmoins une très forte part d’indétermination et d’incertitude dans leurs phases initiales de conception et de production. Comme propositions plus abouties et diffusées, certaines vont connaître de très forts effets de valorisation et d’adhésion de la part d’un large public, tandis que le plus grand nombre connaîtra des reconnaissances plutôt limitées. Sur la base du nouveau contexte et des responsabilités spécifiques qu’il implique, des partenariats structurels sont donc à refonder entre milieux professionnels de l’art et pouvoirs publics. Ils seraient à décliner structurellement sur un triple plan : mieux reconnaître et répartir les risques initiaux – culturels, économiques, territoriaux – de ces démarches ; mieux reconnaître et soutenir les dimensions contributives, coopératives et interculturelles des différents modes d’appropriation des propositions artistiques par nos concitoyens ; mieux identifier et réguler les écarts structurels de ressource, de notoriété et de situation qui ne cessent de se développer au cœur même des marchés et des institutions artistiques.

8 – Les pratiques artistiques et culturelles sont enfin exemplaires d’une dynamique économique où la valeur monétaire n’apparaît que comme la concrétisation partielle d’une valeur d’abord symbolique et sociale. Ainsi, bien que dépendante d’actes singuliers, de personnes et d’organisations particulières, la production artistique et culturelle relève toujours également d’un environnement et de savoir-faire collectifs. La répartition des ressources disponibles et la distribution des résultats obtenus – dans leur dimension monétaire ou non – doivent donc impérativement tenir compte de cette réalité où le quantitatif procède largement du qualitatif et l’individuel du collectif. Cela implique une conception revue de la valeur, qui pose aussi la question de modes de distribution plus partagés et équitables, ou encore celle d’indicateurs d’évaluation d’abord qualitatifs et conventionnels avant que d’être complétés par des indicateurs plus quantifiés.

 

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9 – Tout cela conduit à devoir régénérer les modalités de gouvernance multipartenariale – civile comme publique – pour les pratiques artistiques et culturelles. Si la société civile reste le milieu propice pour le développement d’expériences et de pratiques de différenciation culturelle, encore faut-il protéger ce potentiel tant des hyperfragmentations que des réductions uniformisantes qui sont désormais puissamment à l’œuvre dans un mode de développement créatif, financier et marchand a priori peu soucieux d’équité et de solidarité. Ces modalités devraient intégrer le caractère pluriel, partiellement indéterminé et potentiellement conflictuel des organisations et situations contemporaines. Elles auraient encore plus à donner la primauté au soutien et au développement des expériences, des lieux ou des institutions fondés sur l’échange interpersonnel, la collaboration interorganisationnelle, la gestion du composite et du différent, l’apprentissage de la délibération mutuelle et de la construction de compromis, une approche systémique des réalités artistiques et culturelles, une hiérarchisation des critères sous lesquels leur dimension d’intérêt général est reconnue et promue.

10 – Tout cela exige une ingénierie culturelle, fondée sur des dynamiques réticulaires et favorisant les espaces de production et d’échange multi-usages et multi-modaux. Des spécialisations restent bien entendu nécessaires, mais dans le cadre d’une conception plus généraliste, multipolaire et multifactorielle des pratiques artistiques et culturelles. Dans ce cadre et en contrepoint structurel aux critères obsessionnels de la concurrence et de la compétitivité, de l’attractivité et de l’excellence, il s’agit bien de développer la voie d’un partenariat renouvelé entre société civile et pouvoirs publics qui donne toute sa place et valorise bien plus qu’aujourd’hui les logiques contributives, coopératives et solidaires.

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L’Institut de coopération pour la culture est un groupement de professionnels travaillant dans le secteur culturel. C'est un espace d'échanges et de contribution et aussi un espace de transmission et de capitalisation d'expériences.

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